La réapparition de manifestations massives en Égypte, sur la place Tahrir mais aussi ailleurs dans le pays, a soulevé, pour les observateurs et observatrices extérieur-e-s, beaucoup de questions au sujet de ce qui a été souvent décrit comme « la transition démocratique de l’Égypte« . Beaucoup se demandent comment l’Égypte pourra progresser dans son « voyage vers la démocratie » quand la persistance de manifestations et d’occupations longues paraît « empêcher » les premières élections post-Moubarak de l’Égypte de se dérouler, à partir d’aujourd’hui, pendant les trois prochains mois. En fait, cette impression correspond tout à fait à la rhétorique propagée par le CSFA [Conseil Supérieur des Forces Armées égyptiennes, qui gouverne actuellement le pays], qui dit que ces manifestations ne sont qu’un conflit entre les tahriristes, qui ne veulent pas que les élections aient lieu maintenant à cause de leurs perspectives limitées de succès, et le camp des « élections maintenant » du CSFA, appuyé par de nombreux partis politiques impatients de tenter leur chance dans des élections. Dans ce récit, les manifestant-e-s de Tahrir empêchent les égyptien-ne-s de choisir leur propre destin à travers des élections libres et équitables et de construire des institutions démocratiques. Beaucoup de médias internationaux ont adopté ce récit dans une de ses multiples versions, ramenant finalement la situation actuelle à: « l’Égypte est en crise et ses élections sont en danger » .
Cette perspective n’offre qu’une problématique limitée, et ce pour de nombreuses raisons. L’élément crucial est qu’elle part que du principe que, plus que les forces de sécurité du régime du CSFA qui ont transformé la place en champ de bataille en cherchant à la vider par la force, ce sont les manifestant-e-s cherchant à occuper pacifiquement la place Tahrir qui sont responsables des violences récentes. Au-delà de la responsabilité de cette « crise« , cette histoire de « la place contre les élections » ne permet pas de voir le lieu réel de la bataille pour le changement se déroulant en Égypte et prend pour acquis que ces élections rapprocheront nécessairement le pays d’un système politique plus ouvert, pluraliste et à l’écoute des revendications de la Révolution du 25 janvier.
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Pour comprendre la signification des élections à venir et son lien avec les événements qui se déroulent sur Tahrir et dans d’autres places, il est important de garder en mémoire le fait que la Révolution du 25 janvier n’était pas qu’une révolte contre le règne d’Hosni Moubarak. Elle était aussi un rejet sans ambiguïté de la « politique de l’establishment » des élites, pratiquée aussi bien par l’ancien parti au pouvoir que par les partis et les groupes d’opposition autoproclamés. Durant les dix-huit jours qu’a duré le soulèvement qui a finalement vu tomber Moubarak, l’ancien président a remanié le gouvernement, promis de ne pas se représenter à la présidence et de ne pas y présenter son fils, promis de mettre en place des réformes constitutionnelles profondes, et entamé un dialogue avec des dirigeants de l’opposition. Les manifestations se sont néanmoins poursuivies puisque les mouvements de protestation qui participaient à ce soulèvement ont rejeté toutes les concessions de Moubarak et sont restées mobilisées derrière la seule revendication unitaire: irhal (« partez« ).
Le rejet de ces concessions en janvier ne reflète pas seulement un manque de confiance envers Moubarak et sa clique, mais aussi un manque de foi dans la capacité des dirigeant-e-s de l’élite oppositionnelle à promouvoir le type de changement que le peuple réclame. Pour beaucoup d’activistes, une des leçons amères apprises ces dernières années est que la politique de l’élite oppositionnelle de l’Égypte suit une logique très différente de celle des défenseur-e-s d’une réforme démocratique. Les dirigeant-e-s de l’opposition officielle ont montré à de nombreuses reprises qu’ils étaient prêts à abandonner leurs programmes de réformes, à abandonner n’importe quelle cause d’ailleurs, en échange d’avantages politiques très limités, comme quelques sièges au parlement ou la légalisation de leur parti. Pire encore, certains de ces dirigeants ont aidé de bon cœur le régime Moubarak à réprimer la contestation, que ce soit à l’intérieur de leurs partis ou même, parfois, dans d’autres espaces de la vie publique. Tout ceci a renforcé le sentiment que la politique officielle des élites, les partis, les parlements et les élections, ne pouvait pas constituer un moyen efficace de faire avancer des réformes profondes.
Cette conclusion a contribué en partie à l’émergence, au début des années 90, d’un nouveau secteur politique dans l’opposition, le secteur des mouvements protestataires, organisé de manière non-hiérarchique, en dehors des partis et des élections. La politique traditionnelle était laissée aux élites opportunistes et cooptées par le régime, et ces mouvements ont plutôt utilisé des tactiques conflictuelles comme les manifestations, les grèves et les occupations pour atteindre leurs objectifs politiques. C’est dans ce nouveau secteur de l’opposition que la première offensive a été préparée durant les manifestations du 25 janvier, ouvrant la voie au soulèvement de masse qui a renversé Moubarak. Ces mouvements ont complètement pris par surprise le PND [parti officiel de Moubarak avant la révolution, officiellement interdit depuis], l’opposition traditionnelle et les expert-e-s qui sondaient les élections et la politique officielle égyptienne pour y déceler des signes de démocratisation. Pour reprendre les mots de Dina Shehata [une chercheuse égyptienne en pointe sur l`analyse des mouvements sociaux], ces mouvement ont contribué au retour de la politique en Égypte. L’émergence de ces mouvements n’a pas amené mécaniquement la chute du régime Moubarak: beaucoup de ces mouvements ne s’orientaient pas au départ vers une contestation du système politique égyptien, et ce n’est qu’après avoir surmonté plusieurs obstacles sérieux que des poches d’oppositions solides ont commencé à se développer dans ce secteur. La montée en puissance des mouvements organisés de protestation a finalement transporté la politique égyptienne vers un nouveau champ politique, plus hostile aux manipulations du régime que la politique formelle des élites.
Tout ça pour dire que la vague actuelle de politique conflictuelle traversant l’Égypte est, depuis l’origine, en tension avec la vie politique officielle. Le fait que les « anciens » de l’opposition traditionnelle n’aient joué qu’un rôle mineur dans la direction du soulèvement de l’hiver dernier n’est donc pas surprenant. Que ces mêmes « anciens » soient à nouveau à l’écart et impuissants au milieu de cette colère venant de Tahrir n’est donc pas plus surprenant. En réalité, le miracle de la place Tahrir en 2011 n’est pas uniquement d’avoir vaincu Moubarak et sa clique et de leur avoir fait admettre leur défaite, mais aussi d’avoir contraint les dirigeants de l’opposition à suivre et à respecter la volonté de la place, après que ces mêmes dirigeants aient préféré pendant des années négocier des miettes avec le régime plutôt que de défendre des programmes de réformes.
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Le départ de Moubarak et la prise de pouvoir de l’armée a amené une nouvelle série de conflits entre la politique des élites et cet activisme conflictuel qui se nourrit de la pression populaire tout en la renforçant. L’élément central de ces affrontements est la lutte constante entre le CSFA et la place Tahrir à propos de l’histoire de la Révolution du 25 janvier, et c’est cette bataille qui est actuellement en cours sur toutes les places publiques d’Égypte.
D’un côté, le CSFA a claironné sans relâche que la Révolution était victorieuse et qu’elle aurait échoué si l’armée n’avait pas décidé de se ranger aux côtés du peuple contre Moubarak. Dans cette logique, les mouvements de protestation doivent maintenant se démobiliser pour rétablir une normalité politique et économique et pour obtenir satisfaction à travers la « politique des élites » : les partis politiques, les processus électoraux, la constitution et les parlements. L’idée est simple: Moubarak est parti, l’espace politique est maintenant libéré; la politique organisée, et non la place publique, est donc à présent l’endroit où exprimer ses revendications et obtenir réparation.
Beaucoup d’activistes et de mouvements ont rejeté cette version de l’histoire, et ont répondu que la Révolution était toujours inachevée et menacée par le CSFA et ses alliés. Illes ne voient pas, aujourd’hui, de raison pour se démobiliser: les institutions coercitives et les pratiques répressives de Moubarak sont toujours en place, les tribunaux militaires et les régimes d’exceptions sont toujours la norme, les manifestations et les grèves sont interdites, le CSFA continue de dominer et de manipuler le processus de transition à travers des constructions légales et institutionnelles, aussi bien qu’à travers des stratégies idéologiques de division, le gouvernement méprise les revendications des travailleurs et des travailleuses et leurs exigences sociales et économiques, et les outils de propagandes héritées de l’ère Moubarak travaillent toujours sans répit à calomnier les dissident-e-s anti-CSFA.
Dans cette perspective, le retour à une forme « normale » et formelle de politique suivant les règles du CSFA ne fait que figer une situation politique défavorable, qui ramène les luttes pour le changement de la place Tahrir au point de départ. L’argument est le suivant: une normalisation complète de la vie politique est hostile à ces mouvements sociaux, puisqu’elle ne fait que renforcer la position du CSFA, qui est de dire que la Révolution a accompli sa mission et que l’Égypte doit passer à autre chose.
Plus encore, le retour à la politique normale est en réalité une reconfiguration des rapports de force au sein de l’opposition. Cette reconfiguration se fait à l’avantage des « anciens », c’est-à-dire des partis et des élites qui disposent des ressources et de l’expérience nécessaire pour participer aux élections et obtenir une représentation, coupant l’herbe sous le pied des mouvements de protestation. Ceci a lieu à un moment où nombreux sont celles et ceux qui pensent que l’enjeu actuel du changement social en Égypte n’est pas de réaliser des élections libres et équitables, mais de donner à ces élections de la profondeur et du sens, en s’attaquant aux centres bureaucratiques du pouvoir, en enlevant à ces institutions la possibilité d’imposer une direction à la transition en cours, et en les passant sous le contrôle d’un gouvernement civil.
Une de ces bureaucraties est le CSFA lui-même, qui continue de manipuler cette « transition » afin d’en limiter la portée et de préserver les privilèges économiques et politiques traditionnels de l’armée. Récemment, le CSFA a appuyé la volonté du gouvernement d’imposer des « principes supra-constitutionnels » qui, s’ils avaient été acceptés, auraient placé les budgets de l’armée elle-même et des nombreuses entreprises qu’elle contrôle en-dehors du contrôle parlementaire et du regard du public. Un autre de ces centres bureaucratiques du pouvoir est le ministère de l’Intérieur. La quantité incroyable de violence employée par les forces du ministère de l’Intérieur contre des manifestant-e-s désarmé-e-s lors des événements récents démontre que cette institution n’a quasiment pas été transformée depuis le départ de Moubarak et continue d’utiliser les mêmes pratiques répressives que sous le régime précédent. Le ministère de l’Information est une autre de ces institutions bureaucratiques au cœur du pouvoir, avec ses organes officiels de propagande qui continuent à stigmatiser toute contestation politique d’une manière quasiment identique à celle adoptée pendant le règne de Moubarak (par exemple, en dépeignant systématiquement les manifestant-e-s anti-CSFA comme des voyous et des agents de l’étranger). La liste de ces centres de pouvoir ne rendant de comptes à personne compte aussi le ministère des Finances, ainsi que d’autres institutions prenant des décisions économiques affectant la vie de millions d’égyptien-ne-s sans aucune forme de consultation publique ou de transparence.
La persistance de tous ces problèmes explique, à celles et ceux qui se demandent encore, la raison pour laquelle les manifestations n’ont pas cessé en Égypte, pourquoi les foules ne se sont pas calmées depuis février, et pourquoi elles sont retournées sur les places publiques alors même que le pays va bientôt connaître sa première élection pluraliste depuis la fin de Moubarak. Les affrontements récents entre les manifestant-e-s et la police ne sont pas des prises de becs entre les forces de l’ordre et des groupes précis d’individu-e-s. Elle sont plutôt le symptôme d’un problème global: les forces sécuritaires n’ont pas changé leurs méthodes depuis la chute de Moubarak. Plus largement, ces échauffourées montrent que le CSFA a limité l’étendue des réformes réalisées au sein des institutions gouvernementales et des bureaucraties opaques, tout particulièrement au sein du ministère de l’Intérieur.
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Certain-e-s défendent l’idée que le futur parlement qui sortira de ces élections va poursuivre le travail laissé par les mouvements protestataires et pourra prendre le contrôle de ces institutions gouvernementales et limiter leur influence sur la direction que prendra cette transition démocratique. Cette position néglige toutefois certains éléments cruciaux.
Premièrement, d’un point de vue juridique, le futur parlement n’aura, grâce aux arrangements constitutionnels qui régissent actuellement la transition, qu’un pouvoir limité vis-à-vis du tout-puissant conseil militaire . Par exemple, même si la déclaration constitutionnelle [principes juridiques que le CSFA s`est engagé à suivre en mars] actuellement en vigueur déclare (dans un paragraphe étrangement bref) que la chambre basse du parlement contrôle les institutions gouvernementales, un membre du CSFA a récemment précisé que le pouvoir législatif n’a ni le pouvoir légal de former un nouveau gouvernement, ni celui de forcer une démission d’un gouvernement nommé par le CSFA. Plus encore, même si la déclaration donne au parlement le pouvoir de présenter et d’adopter un budget national, ce même document délègue aussi au CSFA ce pouvoir, ainsi qu’un droit « d’objecter » aux lois parlementaires.
Indépendamment de la déclaration constitutionnelle, il n’en reste pas moins que le parlement de 2012 sera censé fonctionner dans un cadre légal élaboré et déterminé par l’institution même que ce parlement est supposé contrôler, c’est-à-dire le CSFA. En d’autres termes, partir du principe que ce parlement aura à sa disposition les ressources légales et constitutionnelles nécessaires pour établir une plus grande transparence et pour être un partenaire du CSFA durant cette transition, et non pas simplement un fusible pour les généraux, est hautement problématique. En l’absence d’une pression extérieure (comme les manifestations et les occupations qui ont lieu en ce moment) pouvant potentiellement imposer une réelle transformation au cadre juridique actuel de la transition, l’espace de la politique formelle ne saurait constituer seul un réel défi au contrôle de cette transition par l’armée et à l’absence évidente de contre-poids aux bureaucraties étatiques.
Deuxièmement, l’idée que ces élections verront émerger un parlement ayant la volonté politique de sauvegarder cette transition et de renforcer les réformes politiques ne tient pas compte des distorsions présentes dans l’espace électoral dans lequel les égyptien-ne-s s’apprêtent à entrer. D’une part, le système électoral va compliquer le fait que des questions politiques nationales soient amenées dans les assemblées parlementaires. Les circonscriptions électorales sont relativement petites pour ce scrutin, ce qui donne un avantage aux acteurs politiques sachant satisfaire les intérêts locaux et séduire les votant-e-s avec des bénéfices à court terme. Les groupes tournés principalement vers les questions nationales ont des problèmes pour pénétrer ces chasses-gardées, particulièrement dans l’Égypte rurale où les réseaux d’influence et de patronage dominent généralement le champ politique. Le fait que beaucoup des partis ayant au départ refusé la participation d’anciens membres du PND [je rappelle qu`il s`agit de l`ancien parti de Moubarak] aux élections aient finalement été forcés de présenter des anciens membres du parti majoritaire en tant que candidats dans les cantons ruraux est une illustration de cette réalité. En effet, les familles notables locales constituent en général la majorité des candidats possibles dans les régions rurales, et ces familles ont été des alliés historiques du parti Moubarak. Par exemple, on sait que presque tous les partis importants ont recruté d’anciens membres du PND dans le Sud-Sinaï: les libéraux d’Al-Wafd, le Parti de la Liberté et de la Justice des Frères Musulmans, le parti Salafiste Al-Nour et les entrepreneurs laïcs des Égyptiens Libres. On peut donc douter du fait que les résultats des élections à venir soient essentiellement déterminés par des questions nationales, et en particulier par des questions liées aux réformes économiques et politiques.
Il est vrai, toutefois, que certain-e-s des militant-e-s associé-e-s aux mouvements de protestations de la jeunesse qui étaient en pointe du soulèvement de l’hiver dernier présentent des candidat-e-s aux élections, en particulier à travers l’Alliance la Révolution Continue. La Révolution Continue regroupe la Coalition Révolutionnaire de la Jeunesse, d’anciens membres du mouvement du 6 avril, et d’ancien-ne-s membres de la jeunesse des Frères Musulmans qui ont quitté le groupe il y a quelques mois pour fonder le Parti Courant Égyptien.
Néanmoins, partir du principe que les forces politiques soutenant l’occupation de la place Tahrir auront une chance réelle d’obtenir une représentation conséquente dans le prochain parlement est irréaliste. Il suffit simplement de jeter un œil au nombre de candidats présenté par chaque parti et par chaque alliance électorale pour se rendre compte que les partis portant les voix qu’on a pu entendre sur la place Tahrir le 25 janvier ne sont pas les favoris de cette compétition électorales. L’Alliance la Révolution Continue, par exemple, ne se présente que pour 60% des sièges de la chambre basse du parlement. En parallèle, ce sont les forces politiques traditionnelles héritées de l’ère Moubarak, comme Al-Wafd et les Frères Musulmans (sans oublier tous les rejetons du PND) qui ont pu rassembler les ressources nécessaires pour présenter des candidats à tous les postes. Seuls les plus riches parmi les nouveaux partis ont pu concurrencer les partis plus anciens en réussissant à présenter des candidats pour presque tous les sièges: les Égyptiens Libres, fondés par le milliardaireNaguib Sawiris et principal parti du Bloc Égyptien [alliance électorale essentiellement anti-Frères Musulmans, regroupant large, du centre-gauche à la droite laïque] et le parti salafiste Al-Nour, qui semble être financé généreusement par des donateurs « inconnus » (même si les partis concurrents d’Al-Nour affirment que ce parti reçoit de l’argent de gouvernement salafistes du Golfe).
Troisièmement, la fiabilité des élites politiques contrôlant les partis politiques, ainsi que leur attachement à construire des groupes parlementaires solides essayant de faire progresser le type de réformes profondes que les manifestant-e-s demandent aujourd’hui, peut être mise en doute. Beaucoup de ces individus ont une longue histoire d’opportunisme et de collaboration avec le régime Moubarak, et il faut faire preuve de beaucoup de zèle pour oublier que rien de tout cela n’a changé, même après la chute de Moubarak. La priorité de ces dirigeants semble toujours essentiellement être d’obtenir des gains politiques limités, comme le prouve leur impossibilité de soutenir autrement qu’en mots les manifestant-e-s anti-CSFA de la place Tahrir alors qu’ils affirment avoir pour objectif d’en finir avec le gouvernement militaire. Par exemple, quelques jours seulement après avoir appelé leurs militant-e-s à remplir la place Tahrir pour protester contre les méthodes autocratiques du CSFA qui cherchait à imposer ses principes extra-constitutionnels, les dirigeants des Frères Musulmans ont refusé de participer aux manifestations, appelant à la fin immédiate du régime militaire, qui ont suivi la leur. Effrayés par l’idée que cette vague de protestations publiques pouvait déboucher sur le report d’élections dans lesquelles ils espèrent obtenir des gains électoraux substantiels, les Frères Musulmans se sont retirés des manifestations, et ont, par leur silence, accepté le maintien du CSFA dans le rôle d’arbitre de cette transition. Malgré leur opposition proclamée à la prolongation du régime militaire, presque tous les partis investis dans le processus électoral (comme Al-Wafd et Al-Nour) ont suivi les Frères Musulmans, préférant ne pas risquer de perdre la possibilité toute proche d’obtenir une représentation au parlement. Ces signes montrent que la tension ancienne entre les objectifs de la politique des élites et l’activisme politique conflictuel va très probablement persister après les élections, et que le pragmatisme et la logique de la compétition politique pourrait très bien fausser les convergences entre les groupes et les individu-e-s de la place Tahrir et celles et ceux impliquées dans la politique officielle.
Pour finir, les succès électoraux que les groupes islamistes comme le Parti de la Liberté et de la Justice des Frères Musulmans vont probablement remporter feront certainement resurgir les rivalités traditionnelles entre courants politiques islamistes et non-islamistes. Ceci va certainement limiter la capacité du nouveau parlement à former des coalitions solides pour tenter de s’opposer au CSFA et pour l’éjecter du poste de pilotage. Une des leçons les plus constantes des trois dernières décennies est que les réformes démocratiques sont les premières victimes des affrontements entre islamistes et laïcs, parce que ces conflits ont toujours permis aux dirigeant-e-s autoritaires de diviser pour mieux régner. Cette tendance a été tout aussi valide après le départ de Moubarak qu’avant. En effet, quand le CSFA a essayé d’imposer des principes supra-constitutionnels plaçant l’armée au-dessus du contrôle parlementaire et public, il l’a fait au nom de la préservation dans la constitution des droits individuels et de la liberté religieuse face à un éventuel futur parlement « islamiste« . Même si, au vu des récentes explosions publiques de colère envers le CSFA, l’armée semble pour l’instant avoir perdu le contrôle de la transition démocratique, l’émergence renouvelée de disputes idéologiques entre islamistes et non-islamistes dans le futur parlement pourrait tout à fait lui fournir la marge de manœuvre nécessaire pour reprendre la main dans cette transition.
En résumé, il y a de nombreuses raisons de contester le présupposé qui voudrait que les élections débouchent sur un parlement qui pourra, qui voudra, et qui aura les outils nécessaires pour dépasser la résistance du CSFA à amener cette transition dans une direction plus démocratique: les pouvoirs limités que l’arrangement constitutionnel actuel accorde au parlement par rapport au CSFA, l’effet déformant que le système électoral aura probablement sur les programmes nationaux de réformes, la puissance des intérêts à court terme et de l’opportunisme des élites électorales du pays, et la persistance de divisions idéologiques au sein de la communauté politique, comme la fracture entre islamistes et non-islamistes.
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Où en sommes-nous alors ce premier jour de vote ?
Les éléments factuels à notre disposition tendent à indiquer que le prix de la participation à ces élections est élevé: le risque est de fournir une légitimité à une réalité politique et à un système constitutionnel qui donne au CSFA un pouvoir excessif sur la gestion et sur l’ampleur de la transition démocratique. Dans ce contexte, des élections vont rendre plus difficile le fait de transformer ou de reconfigurer le système constitutionnel qui régit la transition. Elles vont créer une communauté de représentant-e-s élu-e-s ayant intérêt à préserver le système même que des manifestations massives ont cherché à renverser cette dernière semaine en demandant qu’une institution civile prenne la direction du pays pendant la période transitoire. A un niveau plus général, ces élections participent à la rhétorique « mission accomplie » du CSFA, qui maintient que ces mouvements de protestation doivent désarmer et respecter les « anciens » politiciens de l’élite, c’est-à-dire les représentants élus et les constitutionnalistes. En d’autres termes, ces élections amènent plus d’obstacles dans la bataille pour le changement en Égypte qu’il n’apparaît à première vue.
Il ne s’agit pas de dire ici que boycotter les élections est la solution: une telle affirmation irait au-delà des objectifs de ce texte. Ce qu’on peut, par contre, dire c’est que si une pression populaire et des manifestations de masses ne sont pas maintenues, le parlement qui sortira de ces élections ne pourra pas faire face aux tentatives du CSFA pour limiter la portée de cette transition par l’intermédiaire de l’influence excessive qu’il a acquis en tant qu’artisan de cette transition. Sans cette pression populaire, la bataille pour le changement se déplacera, par l’intermédiaire des élections, des rues et des places publiques vers un espace politique plus fermé et plus propices aux manipulations.
[This article was originally published in English by Hesham Sallam and translated/published in French by murmures].